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Romancière franco-brésilienne : Je danse l'écriture avec des pas de base. Chorégraphie la vie de mes personnages ; essaie de composer pour des corps de ballets de tous horizons.

L'Obs "Si vous êtes en paix, vous pouvez rentrer », Jorge Amado l’écrivain brésilien.

 

PAR Nathalie Maranelli 

Salvador de Bahia – 15 février 2020

 

C’est en lisant le message du panonceau au numéro 33 de la rue Alagoinhas, que je ressens une paix intérieure. Je m’apprête à rentrer dans « A casa do Rio Vermelho » (la maison du fleuve rouge), achetée par Jorge Amado avec les droits de son roman « Gabriela, girofle et cannelle ».

Je suis agréablement surprise d’être la seule visiteuse. Une photo de Jorge avec son épouse Zélia déclenche une émotion soudaine qui m’envahit. Je sens leur présence, ils me guettent. Je les salue, en levant ma tête vers le plafond, et fermant les yeux. Du bout de mes lèvres une prière qui s’invente dans mon esprit, se libère. Je remercie Jorge Amado pour ces années de transmission, chacun de ses livres m’a apporté une clef pour l’écriture, mais cela restera entre lui et moi. J’attends tout de même un signe, comme une sorte d’approbation, de bénédiction. En ouvrant les yeux, la tête me tourne légèrement, ma vue n’est pas immédiatement nette, devant moi se dresse une vitrine de personnages, les Orishas (divinités religieuses). Eux aussi, me guettent. L’un d’entre eux m’interpelle, il me fixe d’un drôle d’air et semble insister. C’est bien Exú, le principal Orixá messager - médiateur, celui qui ouvre les barrières et les chemins, et surveille les passages. Je me persuade qu’il est le signe que j’attends et que je marche sur les terres du Candomblé (religion afro-brésilienne). Je prie à nouveau. Exú n’est ni bon ni mauvais. Son jour le lundi, ses couleurs le rouge et le noir, son métal le bronze et son élément le feu. Il doit être traité comme il convient et je lui dois une offrande, sinon je m’expose à des maux de têtes insoutenables, et des problèmes de foie. Je déposerai à ses pieds de la viande rouge, de la farofa (farine de manioc), une bouteille de cachaça (eau-de-vie de canne à sucre) et « Cacao» l’un des romans d’Amado.

Non loin des divines statuettes, je découvre une photo de Jorge enfant, il doit avoir à peine deux ans. Il est debout sur un tabouret, proche d’une table basse où se trouve un bouquet de fleurs. Derrière lui un escalier en colimaçon fait face. Un détail m’interpelle, il porte une robe blanche, des chaussettes remontées jusqu’aux genoux et une coiffure de fille. Jorge Amado est né le 10 août 1912 à Bahia, dans la ville de Itabanu, sous une chaleur torride ; Eulália Leal Amado lui a donné la vie dans leur fazenda (ferme) de cacao nommée Auricídia. Il n’avait que quelques jours quand le nourrisson aux yeux demi-clos et à la vue floue posa son regard en direction de la fenêtre, l'arbre l'attira, les différentes couleurs et une forme ovale l’interpellèrent. Il découvrit les cabosses d’un cacaoyer qui se mirent à briller sous un soleil lumineux, les reflets caressèrent son visage, et un sourire apparut au coin de sa bouche. Sa mère s’émerveilla : il sourit à la vie !

Un bruit régulier sur le toit de « la maison du fleuve rouge » me sort de mon songe. Une pluie diluvienne s’abat derrière l’immense baie vitrée, comme le jour de sa naissance ; où les planteurs de cacao s’étaient disputés armes au poing. Jorge Amado avait été rapidement mis à l’abri par son père le colonel João Amado de Faria, dans une pièce qui fermait à double tour. Ce jour-là, ce furent les divinités du Candomblé qui déclenchèrent cette pluie et les colons n’eurent pas le choix, la nature ne pardonne pas. Ils durent lâcher leurs armes.

Jorge avait démarré sa vie sous la protection de puissantes divinités, j’en suis convaincue.

Je continue à déambuler : dans une nouvelle pièce je découvre le portrait de l’écrivain habillé en écolier, un sourire en coin. Dès ses douze ans, il grandit et suivit sa scolarité dans des écoles et collèges privée (jésuites). À treize ans, il s’enfuit du pensionnat, plein de rêves, feuille de papier et stylo à la main. À quatorze ans, son lien avec les lettres s’affirma : il fit partie de « l’académie des rebelles » et se mit à écrire pour un petit journal qui fut ensuite distribué dans le voisinage. L’apprenti journaliste reprit ses études dans une école publique du quartier de Pelourinho à Bahia. Il continua à écrire des articles mais cette fois-ci pour le journal officiel, « Dario da Bahia » comme reporter sur des enquêtes policières.

Aujourd’hui la pluie est plus insistante que jamais, je prends ça comme un second présage. J’apprécie d’être toujours seule dans cette maison décorée de mosaïques et transformée en musée ; ma mélancolie a disparu. Tout y est, la collection de chemises à fleurs de Jorge, les robes de Zélia, leurs photos de famille, les objets rapportés de voyage, la vaisselle… La cuisine paraît intacte. Je reste figée devant une vitrine dans laquelle des fruits en papier mâcher sont exposés. Je repense à l’histoire de « Gabriela, girofle et cannelle » : le patron d’un bar est obligé de remplacer la cuisinière qui prend de l’âge. Au « marché des esclaves », il découvre une nécessiteuse en quête de travail qui deviendra une fois lavée et bien vêtue, une belle mulâtresse au parfum de girofle et au teint cannelle ; Gabriela, deviendra une merveilleuse cuisinière et douce maîtresse. Nacib voudra l’épouser, elle tiendra à garder son indépendance. Par tant d’insistance, ils se marieront, et il deviendra extrêmement jaloux.   

Je poursuis la visite, il me semble même sentir l’odeur de cannelle : mes souvenirs d’enfance me reviennent, les bolinhos de chuva (gâteaux de pluie) saupoudrés de cannelle, que ma mère gaucha (brésilien originaire du sud) confectionnait pendant les jours d’averses, afin d’éviter de m’envoyer acheter du pain. Après ce voyage gustatif, je tombe nez à nez avec la machine à écrire de Jorge Amado. Ses lunettes de vue attendent son retour. Je pourrais rester des heures à les regarder. J’aimerais poser mes doigts sur chaque touche, sur chaque lettre de l’alphabet, en prenant mon temps, puis introduire une feuille dans le rouleau, fermer les yeux, me laisser guider, sous l’impulsion du fantôme de Jorge, et peut-être découvrir un message.  Mes pensées s'évaporent puisqu’une épaisse vitrine me sépare, pour des mesures de sécurité, de cette ancienne amie de l’écrivain. Elle qui se faisait si discrète, et qui a su le suivre, d’exil en exil, avec dévouement et se plier à chacune de ses lubies. Malgré la vitre, j’aimerais qu’elle se confie. Combien d’heures passait-il à écrire par jour ? À quel moment de la journée ? Lui fallait-il du silence ? Combien de jours, mois, années pour écrire un roman ? S’est-il fâché contre elle ?  Une drôle d’idée me traverse l’esprit : et si j’arrivais à la dérober, je pourrais la soudoyer et en savoir davantage.

Il y a un homme dans le jardin. La silhouette de dos, déambule d’un pas lent et solennel, comme s’il essayait de suivre la trace des cendres de Zélia et Jorge éparpillées, selon leur dernière volonté. L’immense et lumineuse bibliothèque ravive mon imaginaire : ces années mouvementées où Jorge Amado côtoyait les intellectuels communistes de Rio de Janeiro et poursuivait des études en droit (il n’exercera jamais la profession d’avocat). A dix-neuf ans, il publia son premier roman, « O pais do carnaval » (le pays du carnaval) avec un tirage à 1 000 exemplaires, un vrai record pour cette époque. Peu après, à la veille de la dictature, « Cacau » (cacao), deuxième roman publié qui conte les conditions de travail pénibles des ouvriers des plantations fut interdit puis brûlé par les militaires. Il fut obligé de s’exiler en Argentine ; passa son temps à se cacher, à fuir, dans différents pays de l’Amérique du sud. J’essaie de trouver des similitudes entre nos vies. Les voyages ? L’expatriation n’a pas le même goût que l’exil.

De retour à Rio de Janeiro, il travailla avec Samuel Waine, un grand journaliste - entrepreneur et fondateur du journal brésilien « Ultima Hora ».

Ressentant l’appel de sa terre natale, il devint député du parti communiste de Bahia, (il fut à l’origine d’une loi, encore en vigueur, qui autorise tous les cultes religieux). C’est à cette époque qu’il fit la connaissance de l’écrivaine paulista (habitante de São Paulo) Zélia Gattai avec qui il partageait les mêmes convictions. Ils se marièrent et restèrent ensemble pendant 56 ans. Compagne complice, elle donna son point de vue sur chacun de ses projets.

Ils eurent deux enfants, Joao Jorge et Paloma Jorge. Après des années d’exils en Europe, ils s’installèrent dans cette maison à Bahia, pour enfin vivre de littérature.

 

« Primeiro beijo », premier baiser – Zélia et Jorge.

L’homme du jardin, rentre dans la maison face à moi. C’est un écrivain, le plus brésilien des français. Au dernier salon du livre, j’avais tenté de faire sa connaissance, pour lui dire combien son univers littéraire me captive. J’aurais aimé une dédicace mais je n’avais aucun de ses livres sur moi. Il dédicaçait et échangeait avec ses lecteurs mettant au point d’honneur à prendre son temps, le sourire aux lèvres.

Avant lui, nombre d’écrivains ou artistes reconnus s’étaient déplacés pour visiter Jorge et Zélia :  Sartre, Simone de Beauvoir, Pablo Neruda, Belafonte, Tom Jobim, Jack Nicholson et tant d’autres…

  • Vous êtes française ?
  • Franco-brésilienne.
  • Excusez-moi, c’est votre livre… Je vois que vous lisez « Cacao » en français.

Je n’ai pas su quoi lui répondre, sa présence me semblait irréelle. Dois-je lui dire que je connais une partie de son parcours, si similaire à celui d’Amado. Il a aussi démarré comme journaliste, et a goûté aux injustices de la dictature brésilienne des années 1980. Son amour pour le Brésil et sa belle étoile l’ont porté jusqu’à interviewer : Baden Powell, Nara Leão, Ronaldo Bôscoli, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Maria Bethânia, et le grand João Gilberto.

J’aimerais lui dire pour mes livres préférés sont : « Corcovado » et « Samba triste ».

 Ma tête est confuse, il me semble qu’il est sur le point de partir.

  • Vous êtes bien Jean-Paul Delfino ?

Il acquiesce et me sourit.

  • Avez-vous lu « Bahia de tous les saints » ? Vous le trouverez aussi en français. Il raconte la lutte pour la libération du peuple noir, un chef d’œuvre salué par Albert Camus. Lisez-le et écrivez-bien !

Je n’ai jamais su comment était-il au courant que j’écrivais.

Avant de partir, il s’approche, pose sa main sur mon épaule et me lance un Vai com deus ! (Expression brésilienne très courante : Allez avec Dieu, Dieu soit avec toi).

Je me trouve dans le jardin où se trouve la piscine à grenouilles (animaux fétiches de l’écrivain) et je déambule proche de l’arbre où ont été déposées les cendres.

Zélia prend la parole, elle me raconte :

Ce fut un soir chez Jorge, nous nous connaissions depuis peu. Il m’avait demandé de récupérer des verres dans la cuisine, et m’avait suivi. Au retour vers le salon, nous avons passé la porte ensemble, côte à côte, et sans savoir pourquoi, nous nous sommes soudain arrêtés. Le plateau de verres entre nous n’empêcha pas nos bouches de se trouver. Sans nos bras pour nous enlacer, sans les mains pour nous caresser, ni nos voix pour susurrer des mots doux, rien que nos lèvres asséchées, pour un baiser délicat et ardent. Cette nuit, je ne suis pas rentrée chez moi. Ni cette nuit, ni jamais. Près de Jorge je resterai pour toujours, jusqu’à la fin de ma vie.

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